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Photo du rédacteurParis d'Exil

Déshumanisation


Je suis arrivée pour la première fois sur un campement de rue de personnes exilées en novembre 2015. Depuis je n’en suis jamais vraiment repartie. Touchée, révoltée puis militante, ma conscience politique s’est affutée à mesure que diminuait la réaction épidermique. Pour des questions de choix et d’impératifs personnels, je me consacre maintenant davantage à de l’information, de la communication, du militantisme par les mots qu’au terrain en lui-même.

Ne plus être fréquemment sur le terrain, au milieu de personnes en demande, des difficultés de la rue, de la matérialisation de la violence institutionnelle, peut faire naître une certaine appréhension quand il s’agit d’y retourner. Lorsque c’est le cas, je retrouve cette angoisse au ventre dans les transports en y allant, qui en fait ne s’est jamais apaisée, et qui est signe que je me blinde, que j’enfile ma carapace.

Mais une autre raison me fait redouter le terrain depuis quelques temps : je crains d’avoir perdu une part de mon humanité.

Rien que cette semaine, j’ai été forcée de faire des constats terribles. Etre face à un homme plus jeune que moi, épuisé, grelottant dans son t-shirt après avoir fait la queue, en vain, devant France Terre d’Asile depuis 4h du matin, cela ne me serre plus les tripes. Je peux expliquer sans sourciller à quelqu’un qui vient d’arriver que s’il a laissé ses empreintes ailleurs, il a le choix entre la peste et le choléra : entrer dans le Centre, ou aller à France Terre d’Asile, c’est-à-dire ne survivre "que" quatre jours à la rue, mais risquer d’être renvoyé avant même de pouvoir demander l’asile, ou demander l’asile, rester à la rue, et peut-être finir par être renvoyé quand même.

Je suis capable pour éviter de confondre deux tragédies sur lesquelles nous voulons communiquer de les nommer "les lames" et "griffures" : dans le même Centre de Rétention Administrative, l’un a tenté de se suicider en avalant des lames, qui sont toujours dans son ventre ; l’autre s’est mutilé en se griffant tout le corps en public.

Seule ma raison a réagi lorsque j’ai lu qu’un homme s’était tranché la gorge dans la rue ; mon cœur, lui, n’a fait un bond qu’à la mention de la manière : avec un tesson de bouteille.

Alors oui, cela augmente mon "efficacité" : lorsque je fais de l’information juridique dans la queue de France Terre d’Asile, je vois des dizaines de personnes, alors que je ne pourrais pas me détacher de deux ou trois si je me laissais diriger par l’empathie, la colère et la tristesse. Je prendrais des gens dans mes bras, irais hurler sur les flics, aurais du mal à m’empêcher de pleurer. C’est si humain. Mais ça ne fait pas avancer l’information juridique.

Alors oui, je concilie difficilement deux vies dans des journées qui s’obstinent à ne pas dépasser les 24h, et parfois je dois faire les choses vite, dans l’urgence, et on fait comme on peut quand on n’a pas de prénoms. Là aussi, question "d’efficacité" : prendre le temps d’appeler leur contact pour être sûre qu’ils sont d’accord pour qu’on diffuse des éléments aussi personnels, plutôt que de chercher dans tous les échanges des prénoms que j’ai oubliés parce qu’ils étaient d’emprunt. Mais quelle violence de les appeler "lames" et "griffures". Que je m’en veuille dans la seconde où je l’écris ne change rien.

Alors oui, à force d’entendre, de voir, d’imaginer des horreurs on "s’endurcit" et ça permet de tenir, de ne pas devenir fou ; ça permet aussi de rester à sa place, et de ne pas étaler trop ses traumatismes de petit.e parisien.ne, somme toute plutôt confortable dans sa vie, sous le nez de ceux et celles qui ont traversé pays et continents au péril de leur vie pour se faire traiter comme des chiens ici. S’endurcir pour éviter l’indécence, pour éviter de les mettre en danger par nos réactions de personnes qui ne risquent pas grand-chose. S’endurcir pour toujours les écouter avant de faire, parce que le jaillissement des émotions c’est souvent très égocentrique.

Mais jusqu’où faut-il s’endurcir ? Dois-je attendre de voir un homme se mutiler sous mes yeux pour sentir au plus profond de moi l’horreur que cela représente ? Dois-je attendre de tomber sur quelqu’un qui me hurlera dessus son froid, sa fatigue, son désespoir pour que je ressaisisse cette humanité vivante que j’ai fait taire ?

Est-ce cela qui fait que si peu de gens réagissent ? Voir pour croire. S’endurcir pour tenir. Le monde est si violent autour de nous qu’on se blinde, on neutralise notre humanité, par protection, lâcheté ou stratégie. On s’habitue aux images télévisuelle ou mentale, et elles perdent leur corps, leur réalité ; on évite le réel pour éviter le choc. Mais le réel ne nous attend pas…

Aucune fin apaisante à cette réflexion, aucune résolution possible de cette distorsion : dans le meilleur des mondes, les personnes solidaires n’existeraient pas, elles seraient tout le monde, et notre seul rôle en tant que résidents serait d’accueillir à bras ouverts dans nos vies de nouveaux amis, de nouvelles rencontres de partout. Point.

Mais en attendant et en travaillant avec l’énergie du bord, chacun.e continuera à se débattre avec cette aberration, qui fait de la même personne une sensibilité humaine et le palliatif à tout un système défaillant. Tant que l’Etat ne prendra pas ses responsabilités, il constituera une machine de déshumanisation.


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